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Île flottante

 

Treasure_Island_-_1985_-_Windham_Classics

La journée n’a pas encore commencé que déjà des mails ont été envoyés.
Avant le premier café.

Comme autant de bouteilles à la mer, je mets toutes les chances de mon côté,
un projet à décrocher avant que d’autres soient douchés ou imaginer ce que pourrait être l’horizon, à la tombée de la nuit, avec une table à réserver et éviter ainsi l’heure du thé au creux de la vague.

Je peux toujours rêver.

Le sable égrainé au fil de l’actualité sans fin, sans fond et voilà la matinée passée. Connecté en 4G, comptabilisant quelques like pour une photo bien cadrée, rien n’y fait. Ma popularité ne dépasse pas le premier cercle d’initiés (l’appelais-je ainsi pour me rassurer). Je reste anonyme à la face du monde, lesté par le flux des alertes presse et des newsletters auxquelles je me suis abonné. Croyant qu’empiler des nouvelles fraîches et des cadavres encore chauds à la Une des journaux, ça m’inspirerait, je comprends aujourd’hui que cela a pour seul effet de me paralyser.

Le déjeuner que j’attendais a été reporté, en vérité annulé, une urgence à traiter plutôt que d’arborer une mine désolée devant ma situation à la dérive, pensent-ils. Je refais le programme à l’arraché entre quatre murs, isolé face à l’immensité avec la nécessité de trouver un moyen d’échapper à ce vertige, de crever l’écran et prouver que cette condition d’insularité, c’était le prix à payer pour ne pas replonger. Parfois, par réflexe – nul n’est parfait – je rafraîchis ma page communautaire, en espérant y trouver un signe de vie qui me sortirait de cet isolement et éloignerait les doutes d’asociabilité, ne serait-ce qu’une seconde.

Après le goûter, je repars en quête d’inspiration même d’un mirage qui redonnerait espoir. J’imagine une porte dérobée derrière les étagères de cette bibliothèque si souvent fixée d’un regard bienveillant et plein de bonne volonté. Des Billy en série supportant des bouquins que je rêverais de lire à l’abri, dispensé des activités de survie ; dans la liste, des œuvres à emporter pour remplir mes jours de beauté sur une plage ensoleillée ou au coin du feu sous un ciel étoilé, une fois l’apocalypse passée.

Ici, la vérité, il y a de l’électricité dans l’air, la faute assurément à cette schizophrénie, devoir à tour de rôle jouer au bon et au méchant, faire les questions et les réponses et espérer s’y retrouver au moment de la fermeture des bureaux. Sans surprise, au premier signe de résistance, j’annonce un pétage de plomb en règle, plus fort qu’au cœur de la tempête, avec le mérite d’éviter l’étincelle et l’incendie dans les chaumières.

Avant de me coucher, il ne faudra pas oublier d’aérer.

Au départ, c’était pour voir. Tenter l’aventure. Quitter le confort d’un contrat flippant à durée indéterminée quand on vient d’avoir trente ans, flinguant toute ambition honnête de découverte et de mise sur l’avenir. Je n’imaginais pas un conte de fée, plutôt un roman d’apprentissage.

Je me sentais les reins solides pour affronter les éléments, la mer démontée,
les vents contraires, les jours de disette. Je me pensais assez malin et créatif pour survivre dans ce monde hostile, peuplé d’animaux sauvages à capturer, dompter, apprivoiser. Je spéculais sur mes instincts de guerrier et la chance du débutant. J’étais présomptueux face à cette liberté totale que certains nomment solitude. J’étais perdu dans cette zone désertée, destination rêvée mais très peu choisie vu l’investissement à fournir, incapable de profiter des possibilités de cette île que j’avais bricolée de toutes pièces et qui parfois, contre mon gré,
se métamorphosait en forteresse.

J’aurais pu être repêché par l’appel de ceux qui marcheraient sur l’eau pour sauver ma peau. Mais idiot, avec l’ego de Jack, je refusais toute invitation à chasser les idées noires, comme paralysé par cette réalité augmentée, conscient que cette retraite anticipée, cette quête d’un nouveau continent ne durerait qu’un temps… Qu’à la prochaine marée basse, je devrais trouver le passage, dépasser le rivage et aller découvrir l’archipel à la nage car sur cette île,
mes trésors restent lettre morte si je ne les mets pas en partage ou si je n’invite personne à en profiter.